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A mon professeur de français

Ngọc Thọ

MC 75


Chère petite Joséphine,


Voici que se terminent vos études secondaires, vous voici au seuil du baccalauréat. Recevez tous mes souhaits de réussite à vos examens.


Gardez, comme moi, le bon et chaud souvenir de ces trois années de français…Et au seuil de la vie d’adulte qui s’ouvre devant vous, peut-être vous souviendrez vous, ici où là, de ce qu’a pu vous dire votre professeur; que cela puisse vous aider à voir plus clair, rendre ferme votre pas, à vous donner force, liberté, conscience et bonheur.


Ce sont, dans l’existence des valeurs qui ne trompent pas, ce sont celles que vous devez faire vôtres, et auxquelles, si peu que ce soit, je serai toujours heureux d’avoir contribué. Tous mes vœux vous accompagnent.


Bonne chance, Tho.


Saigon, 21 mars 1975

Jean Tournès.


Cher Professeur,


Quand je feuillette mon cahier de souvenirs, à la page où vous avez écrit ces quelques lignes à mon intention, en revoyant votre écriture, en vous lisant et en me rappelant les sentiments que vous m’avez réservés pendant le temps où j'étais votre élève, je me rends compte combien mes trois années de français ont été précieuses.


Le temps s’écoule. Nous avons franchi le cap de notre trentième année de séparation depuis le lycée Marie-Curie. Les péripéties de la vie m’ont conduite en France.

J'étais émue en pensant que j'allais enfin fouler de mes pieds le sol d'un pays qui était aussi le vôtre. J'allais peut-être pouvoir vous retrouver chez vous, réentendre votre voix, écouter vos conseils, ou, mieux encore, pouvoir vous embrasser comme lors de cette année lointaine, quand mes camarades m’avaient déléguée pour venir vous offrir notre cadeau de Noël.


J’ai envoyé plusieurs messages sur le site de l’Amicale du lycée Marie-Curie, j’ai parcouru l’annuaire téléphonique, consulté les Pages Blanches, j’ai demandé de vos nouvelles auprès d'autres professeurs et de mes camarades. En vain. Je me demande si vous êtes encore en bonne santé. Je n’ose pas penser à un grand malheur qui aurait pu survenir car je souhaite ardemment vous retrouver.


Les souvenirs me reviennent.


La sonnerie retentissait. Nous formions une rangée bien droite, deux par deux, main dans la main, nous nous dirigions tranquillement vers la salle de classe. Nous étions en Seconde AB4. Une fois, je fus l'instigatrice d'une plaisanterie qui vous a plongé dans une grande perplexité, vous demandant avec inquiétude où étaient passés tous vos élèves. Ce jour-là, au lieu de vous attendre devant la salle de classe comme d'habitude, j’ai appelé mes camarades à entrer en classe. Une fois à l'intérieur, nous fermions la porte et descendions tous les volets.


Nous nous cachions dans la pénombre de la classe qui semblait déserte.

Quand vous êtes arrivé, la serviette bien serrée sous le bras, vous ne voyiez personne.

Inquiet, vous vous êtes interrogé à haute voix : "Où sont mes élèves ?". Nous retenions avec peine notre fou rire. Puis vous êtes retourné chercher Monsieur Le Nez de Lec. Je ne sais jamais si c’est la bonne orthographe de son nom, mais nous l’avons toujours appelé Le Nez de Lec car il était un tyran pour la plupart d'entre nous.


Quand vous êtes revenu en compagnie de Monsieur Le Nez de Lec, Miracle ! nous étions tous là, dans la salle de classe, très sages à vous attendre, les cahiers grand ouverts devant nous. En récompense de cette farce, nous avons eu quinze minutes d’interrogation écrite. Tant pis pour ceux qui n’avaient pas révisé leur cours la veille.


En Première G1, notre classe était située au fond de la deuxième cour, à côté de la bibliothèque. Un jour, nous étions surpris de vous voir revenir de vacances avec une alliance au doigt. Je faisais mine de bouder en vous reprochant de ne pas nous avoir fait part de votre mariage. Vous avez tenté de vous expliquer, mais je continuais à bouder.


En Terminale G1, c'était l'année de préparation du Bac. Cela ne m’empêchait pas de multiplier mes taquineries, tout en restant sérieuse de temps en temps. Le jour du résultat, quand vous avez appris ma réussite, vous avez traversé en courant la cour du lycée pour venir m’embrasser. J’étais émue, les larmes aux yeux à l’idée d’une autre vie qui allait s'ouvrir devant moi. Je devrais tout quitter, le lycée, mes camarades, vous et les autres professeurs. Je profitais de ce moment dans vos bras pour pleurer un bon coup, vous qui aviez toujours été un père pour moi. Vous, que j’avais tant taquiné pendant toutes ces années, qui m’avez pourtant supportée et soutenue avec une incroyable gentillesse.


Je vous dois beaucoup de choses.


Vous m’avez enseigné l’amour de la littérature. C’est dommage que je n’aie pas pu suivre cette voie. Les circonstances de la vie ont imposé une longue interruption de vingt ans dans ma vie durant lesquelles j’ai oublié beaucoup du vocabulaire français; je maîtrise mal la syntaxe, je n’arrive plus à écrire correctement la langue de Molière. Mais je continue à être attirée par les beaux textes et les belles poésies. Je prends encore la plume pour exprimer mes sentiments. La littérature embellit mon existence.


Ce que vous avez contribué n'est certainement pas peu de choses. Durant mes trois années d’étude avec vous, vous m’avez appris à reconnaître les vraies valeurs humaines, un enseignement que j’applique quotidiennement dans la vie, qui m’a aidée à être forte, à me conduire avec autrui.


Je vous dois, à vous, aux autres professeurs dont je ne peux pas citer tous les noms, cette belle culture. J’ai eu la chance de pouvoir retrouver certains, comme Mesdemoiselles De Clercq, Cullère, Ngô Quê Phuong, Ngô My Phuong. Et, très heureusement, notre classe quoique dispersée aux quatre coins du monde, s’est presque toute retrouvée grâce au progrès technologique. Nous échangeons quotidiennement des courriels, bien contents de nous retrouver et soudés dans nos sentiments les uns envers les autres.


En écrivant ces lignes, je rends hommage à nos souvenirs, à notre complicité et fidélité, des sentiments qui pour ma part, trente ans après, sont restés intacts et magnifiques.


C’est un pur bonheur.


NT



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