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Histoire d’un crime.

Francq Henri

Professeur d’Histoire-Géographie.


Avril 2003, 7 heures du soir, la dernière averse s’égoutte à peine sur la ville. Il fait moite, étouffant. La Honda est garée au giữ xe devant l'ex-hôpital Grall, pour un rendez vous đặc biệt, au restaurant proche de l'ex-Centre culturel français, ex-rue Gia Long. Et c'est alors le face à face, avec 4 ex-Marie Curie, trente ans après. Si les yeux picotent un peu, beaucoup même, ce n'est pas seulement l’effet des fumeroles émises par les BBQ. Imaginez, trente ans, un tiers, une demi- vie.

  • Bonjour Meussieur...

  • Bonjour Mesdemoiselles !


Eh oui, que voulez vous, elles ont beau approcher de la cinquantaine, pour lui ce sont toujours elles, avec le gentil minois de leurs 16-18 ans. D'ailleurs, n'ont-elles pas repris leur intonation de lycéenne faussement timide, devant le Thầy (le Thầy, tu parles!). Et d’enchaîner:

  • Je m'appelle Dung, Ông nhớ không ?

  • Je m'appelle Bích Thủy, vous me reconnaissez ?

  • Moi, c'est Phương Lan, vous étiez notre professeur de 1ère X.

  • Et moi Loan, vous savez, au premier rang, près de la porte.


Le premier moment d'émotion passé, on s'installe à une table ronde, pour mieux se voir, se parler. Le thự̣c đơn fait l'objet d’un examen attentif :

  • A vous de composer le repas, choi- sissez les plats, moi, je suis peut être un Thầy, mais surtout un tây, je n’y connais rien, bien sûr, comme tous les tây, c'est bien connu.


Et après les discussions d'usage, la commande est passée. Pourtant, quelque chose ne va pas, un silence s'installe, comme une gêne planant sur ces retrou- vailles, alors qu'on a tant de choses à se dire. Qu'est-ce donc ? On s’est bien reconnu, pas encore de bisous certes, mais ça sera pour tout à l’heure, c'est certain.

Alors celle assise au milieu se lève, imitée aussitôt par ses voisines qui viennent l'entourer, comme pour se donner du courage.

  • Vous savez, Meussieur... Nous avons quelque chose à vous avouer.

  • Oui, une grosse faute,

  • Oh, presque un crime,

  • Et on y pense souvent.

  • Oui, mais on n’ose pas vous dire...

  • Et c’est un grand poids sur la poitrine.

  • Pensez, depuis trente ans !


Silence total. Interloqué :

  • Mais m'avouer quoi ? Allez-y, j'en ai vu d’autres dans mon second métier.

  • Et bien voilà !

  • C’est nous...

  • Oui, Meussieur...


Et alors, d'un coup, elles se jettent à l'eau :

  • Qui avons dégonflé les roues de votre 2-chevaux ?

  • La Citroën, oui, c'est nous,

  • Oui, mais seulement à moitié,

  • Comme ça vous pouviez aller vous faire regonfler sans avoir à tout démonter.

Ça alors, ce sont elles qui sont gonflées. Et aussitôt, le souvenir de cette histoire, bien entendu oubliée, ressurgit à la mémoire. Pour une des rares fois où la 2-CV avait été garée sous le petit préau, côté Ngô Thời Nhiệm, à midi, les quatre pneus étaient à moitié à plat. "Ah les vaches !" dit-il avec un sourire amusé, puisqu'en fait ils étaient à moitié gonflés, et c'était l’affaire de cinq minutes, avec le petit réparateur à l'angle Công Lý – Phan Đình Phùng.

Et les aveux continuent :

  • Parce que certains élèves, ils dégonflaient complètement un pneu. Mais pas nous, parce qu'on vous aimait bien, finalement.


La victime, les yeux écarquillés :

  • Mais alors pourquoi vous avez fait cela ?

  • Comme ça vous pensez un peu à nous.

  • Oui, quand vous faites une interro écrite surprise.

  • Ou quand vous distribuez un zéro à toute la classe.


Haussement d’épaules :

  • Mais ça c'était pour rire, ou pour marquer le coup, quand vous abusiez un peu, puisque de toute façon, ça ne changeait rien.

  • Mais les pneus aussi, c'était pour rire.Et puis après, pour nous, quelle déception!

  • Au cours suivant, vous n'avez fait aucune allusion, comme si de rien n’était.

  • Oui, après tout le mal qu'on s'était donné,

  • Vous n'aviez pas pitié de nous.


Le plein délire.

  • Mais je ne pouvais savoir que c'était vous, votre classe.

  • Bien sûr que si. Vous auriez dû savoir, puisque c'était nous vos chouchoutes, nous les 1ère X.

  • Dites, vous nous pardonnez ?

  • Oui, dites que vous ne nous en voulez plus.

  • Surtout que nous avons faim maintenant !


Comment s'en sortir ? Car c'est quand même un crime, un crime de "lèse magister". Ah, voici une idée qui vaut ce qu’elle vaut :

  • Bon ! cela fait juste trente ans et quelques jours, il y a donc prescription. Voilà, n'en parlons plus. Mais vous ne saurez pas où j'ai garé ce soir ma Honda, je me méfie maintenant.

  • Oh, pas de problème, on vous retrouvera toujours; nous savons par les copines, et avons lu sur le site internet de Marie-Curie, que vous êtes aujourd'hui un des meilleurs xe ôm de Saigon, et gratuit en plus, et nous, nous sommes si pauvres.


Et après un grand éclat de rire, le dîner fut des plus gais, dans la douce torpeur des bia Larue, Ba ba ba, et des souvenirs d'antan, ceux trước năm bảy mươi lăm.


Francq Henri.


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