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Le vélo solex de Monsieur Francq. (Un crime presque parfait).


Dương Đăng Viết Huệ

Ex MC

Note : Les noms n’ont pas été changés, les personnes sont nommées uniquement par des initiales dans le but de protéger leur identité (des individus majeurs, lucides, vaccinés et en bonne santé). Les faits ont vraiment existé, mais ils sont racontés en version édulcorée (après plus de trente ans, ma mémoire peut parfois faire défaut).


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Notre ostensible mécontentement s’était mué en une colère palpable à la sortie du cours. Sans préavis, en guise de punition à notre désobéissance (*), Monsieur F., notre professeur d’histoire et de géographie, nous a donné un contrôle en révision des leçons précédentes. À la récréation, toute la classe frémissait de colère, enfin presque toutes les élèves – à l’exception de celle qui avait le béguin pour le prof et qui ne ratait pas une occasion de le défendre comme Don Quichotte contre les moulins à vents - les premières de classe qui ne comprenaient pas la raison de notre sourde irritation et qui s’en tiraient toujours bien lors des examens - les sages pour qui les professeurs étaient considérés comme les parents, donc leur devaient obéissance, et les moins sages, tout comme les indécises, qui préféraient ne pas se prêter aux commentaires hostiles ou partisans. Bref, à bien y penser, malgré tout, il restait quand même quatre ou cinq rouspéteuses habituelles, trois éternelles contestataires et moi, la timide qui, maintes fois, a rêvé de faire un coup d’éclat sans jamais oser entreprendre de démarche. Les unes proposaient de répandre du poil à gratter sur le bureau du professeur, les autres, de dégonfler les pneus de son vélo Solex. Après de chaudes discussions suivies de vagues propositions, les élèves se mirent en file pour entrer dans la classe et notre vie tranquille de lycéenne reprit son cours normal…


Quelques jours plus tard, en me rendant à l’école, au détour d’une rue, je croisai B-K, une camarade de classe. Permettez-moi d’ouvrir une parenthèse ici pour vous la décrire brièvement avant de poursuivre l’histoire. Nous avions quinze ou seize ans à l’époque, mais elle paraissait en avoir dix. Sage comme une image, avec sa frimousse ronde, ses petits yeux rieurs et portant toujours des jupes plissées, elle était facilement reconnaissable sur les photos scolaires. Je la comparerais à une des héroïnes dans Les petites filles modèles, de la Comtesse de Ségur et elle ressemblait à s’y méprendre aux portraits des jeunes filles sur les pages de couverture rigide des livres de la collection Bibliothèque Rose; le genre d’élève charmante assise au premier rang, chouchou des professeurs. Disons que c’était un ange au-dessus de tout soupçon.


Elle s’amena vers moi et m’annonça tout de go, à voix basse : "Je vais dégonfler ses pneus!". Sans vraiment réfléchir, je lui répondis spontanément : "Je vais t’aider. Je ferai le guet pendant que tu les dégonfles!" L’espace d’un instant, je me suis sentie pleine de courage, comme un soldat valeureux à qui on avait confié une mission périlleuse. Déjà, je nous imaginais auréolées de victoire! Nous nous sommes dirigées donc vers le stationnement, sans échanger un mot, de peur de changer d’idée; nous nous sommes approchées vers ledit vélo (en fait, c’était l’unique vélo Solex au lycée) et il était là, dans toute sa splendeur, noir et rutilant, sous un soleil de plomb.


Tout de suite, B-K se mit à s’asseoir sur les talons, repéra la valve et y pressa avec son doigt menu. Ttsss ttsss… un discret sifflement se fit entendre.


Je suis devenue tellement nerveuse que je n’arrêtais pas de l’interrompre pour pouvoir déguerpir et mon comportement craintif ne faisait qu’augmenter sa tension déjà grandissante. Tout cela a duré à peine quelques minutes mais le temps me semblait interminable. Plus le pneu perdait de l’air, plus la pression montait sur le visage de B-K, et plus B-K rougissait, plus je pâlissais. Pendant cette opération délicate, mes genoux n’arrêtaient pas de claquer, je tenais à peine sur mes jambes flageolantes, et par-dessus tout, j’avais des crampes à l’estomac. Puis, B-K se leva d’un coup sec et déclara : "C’est fait!" (il était grand temps, car je commençais à vaciller). Tout de suite, nous nous sommes éloignées rapidement du lieu du crime sans regarder en arrière. De retour en classe, nous n’avions confié à personne notre terrible secret.


Vint le cours d’histoire la semaine suivante. En entrant dans la classe, Monsieur F. nous darda de façon circonspecte. Derrière les lunettes rondes, c’était du feu qui jaillissait de ses yeux perçants. Dans mon coin, je fis semblant d’être attentive, le nez plongé dans mes notes, me dérobant ainsi de son regard inquisiteur. Pendant le cours, à aucun moment, il n’avait soufflé un mot sur l’incident des pneus. L’atmosphère était pesante, même étouffante. Chaque fois qu’il se déplaçait, il s’arrêtait à un pupitre et dévisageait l’élève dans l’espoir peut-être de découvrir la coupable. De quel sujet traitait-il ce matin-là? Je n’en avais pas la moindre idée. Tout ce qui m’importait c’était les rangées de tables qui me séparaient de lui et malheureusement cette distance s’amenuisa au fur et à mesure que le cours avançait. Puis lorsqu’il s’approcha de moi, j’eus l’impression que le temps était suspendu, ma dernière heure étant arrivée. Mon cœur battit la chamade. Intérieurement, je priais pour qu’il ne me posât pas de question. Mes mains étaient tellement moites qu’elles collaient sur les pages de mon cahier dont les coins étaient roulés, à cause de ma nervosité. Heureusement, je fus sauvée par la cloche qui sonna la récréation. Quel soulagement !


Nous avons appris plus tard que, ce jour-là, les pneus n’étaient pas complètement à plat. Après quelques coups de pompe chez le réparateur de bicyclettes au coin de la rue, Monsieur F. a pu rentrer chez lui, fièrement sur son cheval d’acier.


Prologue :


Lors de son retour au Viêt-Nam, B-K a rencontré Monsieur F. ; elle a avoué son crime mais elle n’a point révélé le nom de sa complice. En 2004, je revoyais notre ancien professeur et lors d’un repas à la bonne franquette avec quelques amies, entre une bouchée de délicieux bánh nậm et une gorgée de bière douce et écumante, à mon tour, je suis passée aux aveux. Ensemble nous avons enterré la hache de guerre et trinqué en souvenir du bon vieux temps. (Après tant d’années, Monsieur F. pourrait enfin dormir sur ses deux oreilles et depuis, mes nuits ne sont plus peuplées de cauchemars récurrents, les poursuites effrénées par des vélos Solex !!!). Pour souligner nos retrouvailles, il s’est converti en chauffeur de "xe ôm" à mon grand plaisir. Je peux

vous dire que c’est le meilleur conducteur de motocyclette à Saigon, sécuritaire, respectueux, connaissant la ville comme le fond de ses poches et en plus il parle… un français mâtiné de vietnamien !


Dương Đăng Viết Huệ



(*) Je ne me rappelle plus la raison qui motivait cette désobéissance : était-ce une grève spontanée contre la hausse des frais de scolarité ou à cause de la bombe lacrymogène, nous refusions de rentrer dans la classe ? A moins que ce soit une autre cause.


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