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Lettre à - l’âme encensée de - mon père hanöien.

Kiều Tiên

MC 75

A ma Mẹ bien-aimée

A mes Frères et Soeur,

A Xuân Nhi et Siêu Ân,

Mon Cha vénéré, Cha kính yêu,


Trente ans se sont écoulés.... Trente ans après, j’ai l’occasion de revenir au Việt Nam.

A l’arrivée à l’aéroport de Nội Bài, je me presse de respirer à pleins poumons l’air que vous avez respiré bien des années avant. Tout doucement, je pénètre dans la ville tant racontée par vous, tant montrée par la passion des photographes ou des documentalistes du monde entier.

Hà Nội devant mes yeux, sous mes pieds. Elle m’entoure de ses bras longilignes ; gracieuse et réconfortante, elle me murmure doucement à l’oreille, des comptines tant de fois chantonnées par nos nourrices et encore plus belles lorsqu’elles étaient entonnées par votre douce voix, Mẹ.

Et oui, je ressens les odeurs qui m’étaient familières. Ces odeurs qui me hantaient toutes ces années hors du pays, plus particulièrement, cette odeur entêtante et unique du Phở Hà Nội - soupe hanöienne. D’ailleurs, c’était avec vous, Cha , que votre petite fille a appris que la viande de boeuf cuit- thịt chín, n’a jamais plus d’un millimètre l’épaisseur !


En pénétrant et en traversant de petites villes pour arriver au coeur de Hà Nội, avec les yeux éberlués de nouveautés et le coeur serré d’émotion, je découvre :

Hà Nội où le fleuve Rouge laisse sa touche nonchalante sur son passage ,

Hà Nội où le vieux quartier aux noms des corporations : Rue de la Soie, rue de l’Argent, rue du Cuir grouille de marchandises avec des prix hors concurrence,

Hà Nội qui a vu naître mes grands-parents, parents, mes frères et soeur ,

Hà Nội dont les alentours sont remplis de maisons “en tubes”- nhà ống, maisons avec quatre ou cinq étages avec une façade d’à peine 3 m de largeur,

Hà Nội où nous trouvons partout la grâce, cette grâce avec laquelle les jeunes filles se tiennent sur leur moto, la même que nous trouvons chez les marchands ambulants sur leur bicylette remplie de fleurs, de vases en céramique ou de bric-à-brac.

Hà Nội avec ses étalages au ras des trottoirs où chaque millimètre compte.

Hà Nội avec sa circulation unique au monde dans tous les sens, d’apparence anarchique mais au fond très codifiée.


Ma tête virevolte par tant de spectacles de rue.

Hà Nội , mystérieuse et attrayante en même temps. J’ai envie de voler un timide sourire derrière le chapeau conique. Les jeunes filles se déplacent gracieusement comme une feuille au gré du vent avec leur áo dài mais même immobiles, elles sont gracieuses avec leur voix, avec leur façon d’accueillir les clients, allez-vous me dire, Cha, que c’était leur métier, et oui, mais mes amis européens ont été unanimes à défendre cette grâce innée, ce charme, naturel et unique de notre peuple, de ces hanöiennes et hanöiens.

Hà Nội, historique et intellectuelle, garde encore intacte la beauté et la sérénité du Lac de l’Épée restituée, reste orgueilleuse de ses théâtres de marionnettes sur l’eau, un art unique au monde et séculaire transmis de père en fils, reçoit des flots de touristes dans son temple de la Littérature, arbore avec orgueil son architecture d’époque coloniale.


Un jour, nous avons croisé, sur notre chemin vers Thai Nguyen, tant de mariages, je me suis dit qu’aujourd’hui était un jour propice. Cela s'est révélé vrai, notre guide l’a confirmé. Ces noces se déroulent dans des tentes de fortune en plastic installées à même le trottoir, avec une banderole “cent ans de bonheur” ou encore “que l’amour vous accompagne jusqu’à ce que vos cheveux blanchissent et que vos dents ne tiennent plus !”


“L’Amour est aussi un domaine très complexe”, m’aviez-vous pudiquement révélé de père à fille.

Ô temps, suspend ton vol”, une citation lamartinienne tant de fois répétée par Oncle Phương qui a voulu que le temps de son amour de jeunesse retienne sa respiration à lui en couper le souffle. Mon pauvre Oncle, il retient son souflle depuis bientôt 50 ans. Il s’est marié, il est père de deux enfants et grand père par quatre fois. Il me parle encore de cet amour rendu impossible aux yeux de sa famille.


Une autre histoire d’amour impossible, celle de ma cousine, chị Hiền, lorsqu’elle avait 25 ans, vous vous en rappelez Cha ?

Elle était très belle, elle avait une peau de porcelaine comme celle de Mẹ (malheureusement je n’ai pas hérité la couleur de peau tant enviée de Mẹ, par contre j’ai hérité d’une “peau couleurde miel” suivant les termes des âmes romantiques de la famille Nguyễn , et que les vietnamiens du peuple traduisent plus cruellement par “peau de crapeau séché” ) . Chị Hiền a eu le malheur de tomber éperdument amoureuse de son cousin germain : amour interdit!

Depuis, elle ne porte que des vêtements couleur de jais, couleur choisie par elle comme couleur de deuil. Trente après, je l’ai retrouvée toujours célibataire, très belle, avec ses cheveux grisonnants,: toujours élégante dans sa posture, en tunique courte et en pantalon noirs.

Et votre histoire à vous ? Cha yêu, vous avez aimé Mẹ mais ne sachant pas le lui montrer encore moins le lui dire, et jusqu’à votre lit de mort, vous avez seulement su lui demander de vous donner la main et la serrer très fort dans votre main déjà désséchée par l’âge, fatiguée pour avoir lutté tant de temps.


Tous les deux, Cha et Mẹ , vous n’avez pas été gâtés dans votre vie : une vie faite de sacrifices continuels, peuplée de frustrations cumulées, garnie de blessures innombrables et innommées pour pouvoir donner à vos huit enfants la meilleure éducation, pour nous envoyer à l’école et au lycée français, pour nous inculquer l’honnêteté, l’honneur, l’amour, le respect des autres, l’entre-aide... valeurs indispensables à travers le temps et l’espace.


Je vous remercie, mon Cha yêu, de m’avoir appris à me relever à chaque fois que je fais une chute, lorsqu’une épreuve vient frapper à ma porte.


En revanche, je ne peux que vous promettre, que je sois en Asie ou en Occident, que je resterai votre fille qui vous aime de pleins poumons car vous m’êtes nécessaire comme l’air que je respire.


Je garderai toujours cet accent hanöien que vous m’avez inculqué et dont je suis fière.


Et puis, je traverserai les frontières pour déclamer, en votre nom, ces vers tirés des Odes et des Ballades de Victor Hugo, votre auteur préféré :

Les siècles, tour à tour, ces gigantesques frères

Différents par leur sort, semblables de leurs voeux

Trouvent un mot pareil par des routes contraires


Et enfin, je transmettrai à tous ceux qui veulent entendre vos derniers souhaits pour votre Hà Nội de votre enfance, de votre âge adulte, mais que vous n’avez malheureusement pas pu revoir avant de vous reposer éternellement :

Mon peuple sera riche, ma Patrie sera puissante, ma Hà Nội retrouvera sa beauté indéfinissable, Hà Nội ces deux syllabes que j’avais entendues depuis que je suis né et ce seront encore ces deux syllabes que j’aimerais entendre lorsque je quitterai cette terre”.


Cha yêu, que votre volonté soit faite!

Et rassurez-vous, malgré les bruits, la poussière et les travaux dans tous les côtés, Hà Nội, votre Hà Nội reste encore belle, très belle, très romantique.


Votre fille qui vous aime encore et toujours.


Kiều Tiên.


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