Poissons d'avril.
Nguyễn Thị Thùy Hương
Ex MC
A la mémoire de notre Professeur d'Histoire et de Géographie Jean-Louis Sabot.
" C'est pour toi, mon cher prof, ce marrant souvenir
Que tu ne liras jamais.
Mais, le jour où, vers ce pays inconnu, je devrai partir,
J'irai te retrouver,
Et je te le rappellerai, ce charmant souvenir.
Et de notre plein gré, nous allons rigoler..."
C'était une matinée d'avril, le jeudi 1er avril 1971. J'allais sur mes 16 ans et j'étais en 2eAB3. Comme tous les jours, j'arrivais en classe, fraîche, le coeur gai et plein d'entrain.
On se marrait bien avec nos petits poissons de papier soigneusement découpés et colorés. En ce jour particulier de l'année, je marchais, toujours un peu anxieuse, tâtant de temps en temps mon dos pour m'assurer que personne n'avait pu accrocher quelque poisson sur ma jupe plissée... Qu'est-ce qu'on s'amusait bien!...
La troisième heure était l'heure d'Histoire. Nous avions un prof très sympathique que nous aimions bien. Le voilà qui arrivait, nonchalamment, regardant à droite et à gauche... Tout semblait se dérouler normalement: l'appel des noms, le début du cours... Je l'écoutais attentivement, le suivant des yeux, enregistrant chacun des ses mouvements. Il a mis son pantalon bleu marine et sa chemise vert amande. Pendant un laps de temps, peut-être de quelques secondes, mon attention fut détournée par quelque rêve. Subitement je sentis une secousse qui me ramena à la réalité. Notre prof était là devant mon pupitre, ses deux mains plongées dans mon casier; ce n'était pas difficile car j'étais au premier rang. Instantanément, je pensai à mes petits poissons de papier soigneusement découpés et décorés, empilés dans mon casier. Par réflexe, j'y plongeai à mon tour les deux mains en espérant pouvoir les sauver. Avec mes deux petites mains, j'essayais d'attraper celles de mon adversaire qui n'avait point l'air de vouloir céder. Je ne pouvais pas voir ce qu'il faisait; je pouvais seulement sentir ses deux mains en plein mouvement de destruction: il était en train de détruire mes petits poissons de papier soigneusement découpés et décorés. De toutes mes forces, mes mains, petites et frêles, empoignaient désespérément les siennes, grandes et fortes...
Mon pupitre tremblait sous la force de ce combat sans pitié et sans fin. Je le regardais dans les yeux, des yeux gris bleu derrière ses lunettes.
Cela semblait durer une éternité, je sentais les larmes monter à mes yeux pour ensuite couler chaudement sur mes joues déjà échauffées par cette lutte sans espoir. Les mains de mon adversaire, soudain, s'immobilisèrent. Seraient-ce mes larmes, la raison de cette trêve subite? Pendant quelques instants, ce fut la paix absolue, l'arrêt de toute action. Je lâchai les mains de mon adversaire qui doucement retirèrent les siennes du casier de mon pupitre. Il regardait, surpris, mi amusé, mi attendri, mon visage en larmes.
Perplexe, je baissai les yeux... et je contemplais en silence dans mes deux petites mains les petits poissons de papier complètement froissés, chiffonnés... Je me sentais blessée, défaite, perdue... et soudainement intimidée par ce prof avec qui, jusqu'à ce jour, j'avais une belle entente amicale. Je voulais éclater en sanglots pour me soulager de tous mes sentiments de chagrin et de contrariété. Mais j'étais trop fière pour le faire, trop fière vis-à-vis de mon prof, vis-à- vis de mes camarades de classe, surtout aux yeux de ces garçons spectateurs du combat. Alors je refoulais et mes sanglots et mes larmes.
Tout ce que je peux retenir à la suite de cette heure d'histoire du 1er avril 1971 est cette phrase que notre prof ne cessait de répéter: "Mademoiselle, ne pleurez pas, voyons. Mais c'était un poisson d'avril de ma part...!"
Le mardi de la semaine d'après, me voilà de nouveau face à face avec mon prof d'histoire-géographie pour l'heure de géographie. Je ne me sentais pas très bien. Il vint vers moi avec un programme de cinéma dans la main. C'était le petit cadeau qu'il me faisait tous les mois car j'adorais les séances de vieux films français en noir et blanc à la Mission culturelle française. D'habitude il venait simplement le poser sur mon pupitre. Mais ce matin-là, il attendit... "Voyons, Mademoiselle...!" Je regardai le programme qu'il tenait dans la main et ensuite je levai les yeux sur lui; il avait un sourire amical derrière sa barbiche. Alors, en une fraction de seconde, cette brume causée par un malaise qui me tenaillait depuis quelques jours se dissipa. J'acceptai ce petit cadeau de réconciliation avec un sourire. Nous avons fumé le calumet de la paix et avons retrouvé notre entente amicale de naguère…
L'année scolaire touchait à sa fin....
Nguyễn Thị Thùy Hương